Le Choc des philosophies , à lire un article d’André Glucksman

{{Un article d’André GlucksmannLe Choc des philosophies}} Signe des temps, douze caricatures dans un journal suffirent à plonger les 25 pays de l’Union Européenne dans une confusion intellectuelle et politique rare. Faut-il condamner le Danemark ou s’affirmer solidaires ? Convient-il de « comprendre », voire de faire les yeux doux aux Islamistes criant : « à mort ! » ? L’Union Européenne parie sur la désunion. Pratiquement chaque gouvernement tente de tirer son épingle du jeu, Paris ou Londres n’est pas Copenhague, que diable ! Théoriquement, le désarroi mental est à son comble : où commence le respect dû aux opinions d’autrui, où s’arrête la liberté de critiquer ? Les chancelleries se satisfont du plus petit dénominateur commun et suggèrent qu’il n’est pas convenable de brûler les ambassades. En face le manifestant fanatique, torche à la main, réplique : qui a commencé ? Vous avez incendié ma cervelle, je me contente de mettre le feu à vos résidences, à vos bureaux et à vos drapeaux, admirez ma mansuétude ! L’embarras et la cacophonie des Européens encourage les surenchères. 56 nations de la « conférence islamique » ont tenté d’imposer à l’ONU, au titre des droits de l’homme, une legislation contre « la diffamation des religions et des prophètes ». L’en jeu est de taille, le droit d’exprimer son opinion, fut-elle choquante, de discuter les tabous religieux, sexuels et sociaux, fussent-ils majoritaires, est un acquis très cher payé de l’humanisme classique et de la démocratie moderne. Une censure supra étatique, au bon plaisir des multiples autorités morales et religieuses, signifie une régression décisive. Elle ne peut s’imposer que sous la menace, elle serait acceptée par volonté d’apaisement et de soumission.L’escalade suit son cours. La campagne anti-caricature a commencé contre un journal, puis a visé le Danemark qui se réclame de la liberté de la presse et désormais prend pour cible l’Europe accusée de pratiquer deux poids, deux mesures. L’U.E. n’admet-elle pas qu’on dénigre impunément le prophète alors qu’elle interdit et condamne d’autres « opinions » comme le nazisme et le négationnisme ? Pourquoi est-il permis de plaisanter sur Mahomet et non sur le génocide des juifs ? ,interrogent à corps et à cris les intégristes en lançant un concours de dessins humoristiques sur Auschwitz. Donnant, donnant – ou bien tout doit être autorisé au nom du « free speech », ou bien censurons équitablement ce qui choque les uns comme ce qui hérisse les autres. Beaucoup de défenseurs du droit à la caricature se sentent piégés. Au nom de la liberté d’expression vont-il publier des quolibets sur les chambres à gaz ?Irrespect pour irrespect ? Transgression pour transgression ? Faut-il mettre sur le même plan la négation d’Auschwitz et la désacralisation de Mahomet ? C’est ici que deux philosophies irréductiblement s’opposent. L’une dit oui, il s’agit de deux « croyances » équivalentes, également bafouées ; il n’existe pas de différence entre vérité de fait et profession de foi ; la conviction que le génocide a eu lieu et la certitude que Mahomet fut éclairé par l’ange Gabriel sont du même registre. L’autre dit non, la réalité des camps de la mort est de l’ordre du constat, pas la sacralité des prophètes, qui relève de l’engagement des fidèles. Pareille distinction entre le factuel et la croyance est au fondement de la pensée occidentale. Déjà Aristote sépare d’une part le discours indicatif (« apophantique ») susceptible d’être discuté afin d’aboutir à une affirmation ou une négation, d’autre part les prières. Ces dernières échappent à la discussion parce qu’elles ne constatent pas , elles implorent, promettent, jurent, décrètent ; elles ne visent pas une information mais une performance (de interpretatione IV). Lorsque l’islamiste fanatique affirme que les Européens pratiquent la « religion de la Shoah », comme lui celle de Mahomet, il abolit la distinction du fait et de la croyance ; pour lui, il n’existe que des croyances, donc l’Europe favorise hypocritement les unes contre les autres.Le discours civilisé, sans distinction de race ou de confession, analyse et circonscrit des vérités scientifiques, des vérités historiques et des états de fait qui ne relèvent pas de la foi, mais de la connaissance. On peut les tenir pour profanes et d’une dignité inférieure, n’empêche qu’elles ne se confondent pas avec les vérités de la religion, que l’on soit chiite, sunnite, chrétien, juif , bouddhiste ou agnostique. Notre planète n’est pas la proie d’un choc de civilisations ou de cultures, elle est le haut lieu d’une bataille décisive entre deux méthodes de pensée. Il y a ceux qui décrètent qu’il n’existe pas de faits mais seulement des interprétations qui sont autant d’actes de foi. Ceux là versent ou bien dans le fanatisme (« je suis la vérité ») ou bien tombent dans le nihilisme (« rien n’est vrai, rien n’est faux »). En face il y a ceux pour qui la libre discussion en vue de séparer le faux du vrai a un sens, de sorte que le politique comme le scientifique ou le simple jugement peuvent se régler sur des données profanes indépendantes des opinions arbitraires et préétablies.Une pensée totalitaire ne supporte pas d’être contestée. Dogmatique, elle affirme en brandissant le petit livre rouge, noir ou vert. Obscurantiste, elle fusionne politique et religion. Au contraire, les pensées antitotalitaires tiennent les faits pour des faits et reconnaissent même les plus hideux, ceux là mêmes que par angoisse ou commodité on préfèrerait occulter. La mise en lumière du Goulag a permis la critique et le rejet du « socialisme réel ». La considération des abominations nazies et l’ouverture très réelle des camps d’extermination ont converti l’ Européen à la démocratie après 1945. En revanche, le refus de l’histoire dans ses vérités les plus cruelles annonce le retour des cruautés. N’en déplaise aux Islamistes – qui sont loin de représenter les musulmans – il n’y a pas de commune mesure entre la négation de faits avérés comme tels et la critique verbale ou dessinée des multiples croyances que chaque Européen a le droit de cultiver ou de moquer.Depuis des siècles, Jupiter ou le Christ, Jehovah et Allah ont essuyé force plaisanteries et marques d’irrespect. A ce jeu du reste les Juifs sont les meilleurs critiques de Yaveh, ils en ont même fait une spécialité. Cela n’empêche pas le vrai croyant de toute confession de croire et de consentir à laisser vivre ceux qui ne croient pas comme lui. La paix religieuse s’instaure à ce prix. Par contre, plaisanter des chambres à gaz, s’amuser des femmes violées et des bébés éventrés, sanctifier les décollations télévisées et les bombes humaines annonce un avenir insupportable.Il est grand temps que les démocrates retrouvent leur esprit et les états de droit leurs principes ; il faut qu’ils rappellent solennellement et solidairement qu’il n’est pas question qu’une, deux, trois religions, quatre ou cinq idéologies décident ce que le citoyen est en droit de dire ou de penser. Il n’en va pas seulement de la liberté de la presse, mais de la permission de nommer un chat un chat et une chambre à gaz un fait abominable , abominable quelle que soient nos croyances et nos fois. Il en va du principe de toute morale : sur cette terre, le respect dû à chaque individu commence par la mise en évidence universelle et le rejet commun des plus flagrants exemples d’inhumanité.André Glucksmann (26 février 06) publié dans Corriere della Sera, El Pais, Le Monde, Perlentaucher, Die Welt, Standard (Wien)