16 octobre 2024, square Samuel Paty (2)


Le discours de François de Sauza, au nom de Vigilance Collèges Lycées

Je n’ai jamais vraiment aimé le mois d’octobre. Avant tout, parce qu’il marque l’entrée dans la période de l’année où les jours sont les plus courts. D’ailleurs, dans la région où je vis, en Bretagne, on appelle les derniers mois de l’année les mois noirs, ou les mois sombres.

Mais depuis 4 ans, comme tous mes collègues de Vigilance Collèges-Lycées, et beaucoup d’autres enseignants encore, je le redoute encore plus.

C’est qu’octobre est depuis lors, et encore plus depuis l’an passé, le mois qui nous replonge, nous professeurs de la République, à l’image de nombre de nos concitoyens, dans l’horreur.
Cette semaine qui précède les vacances de la Toussaint aura sans doute pour toujours, un goût amer, comme elle sera synonyme de deuil. De deuil et de profonde douleur. Et la noirceur sera toujours présente dans nos esprits.

Samuel Paty lui, l’aimait, le noir. Il en a même fait son mémoire de maîtrise d’histoire.
Cela peut sembler paradoxal pour un homme qui s’est comporté durant toute sa vie, comme l’incarnation, le noble héritier des Lumières.

De Samuel Paty, nous connaissons finalement peu de choses. C’est qu’il est devenu, par la force des choses, un symbole, une icône. C’était pourtant un fils, un frère et un père. Un amoureux du rock.

C’est ce visage souriant et concentré à la fois, pris en photo dans sa salle de classe en pleine explication. Un enseignant reconnu pour sa générosité et sa gentillesse, à l’égard de ses élèves comme de ses collègues. Un homme intègre.

Samuel avait sciemment choisi d’enseigner en collège, c’est-à-dire auprès des classes d’âge souvent les plus difficiles, dans un univers souvent présenté comme ingrat, mais où tous les élèves, avant l’orientation du lycée, sont encore mélangés.
Au collège, les corps et les esprits changent à une vitesse folle. C’est pourquoi on peut aussi s’y accrocher, s’y plaire, et croire en sa mission, car, et nous l’espérons souvent, tout semble encore possible.

Et c’est ce qu’espérait notre collègue, qui poursuivait quotidiennement, et avec la tranquillité du juste, son travail, contre vents et marées.
Avec exigence aussi, ce qui est la plus belle marque de respect qu’un professeur puisse faire à ses élèves.
En les considérant comme aptes à recevoir un savoir, qui peut s’avérer hérissant.
A un âge où les sentiments et la personnalité sont à fleur de peau, où les tempéraments sont incandescents, et dans une époque où les identitarismes de tout poil prospèrent.

En dépit de toutes ces contraintes, Samuel était convaincu d’une chose : que tout élève est doué de raison. Cette raison qui fait de chacun de nous un membre de la grande famille humaine.

C’est parce qu’il croyait en la dignité de chacun de ses élèves qu’il enseignait comme il le faisait.
En véritable homme des Lumières.
Car Samuel Paty ne voyait pas des musulmans, des noirs, des catholiques, ou que sais-je encore,face à lui. Il voyait des jeunes gens, des femmes et des hommes en devenir, de futurs citoyens.
A rebours des obsessions présentes sur l’épiderme, la religion, l’origine qui compartimentent notre société comme autant de composantes étanches d’un archipel éclaté, qui répondrait chacune à ses propres codes, ses propres lois, ses propres sensibilités.

Sa sœur Mickaelle l’a déclaré : Samuel n’était pas un militant laïque. Mais il incarnait ses convictions, tout ce que la laïcité permet et promet, conformément aux ambitions portées par l’École de la République.

Parlant des monuments érigés après 1ere guerre mondiale pour se souvenir des morts du conflit, l’historien allemand Reinhardt Koselleck les qualifiait de « lieu de fondation des vivants. »
C’est pourquoi nos hommages doivent avoir un sens, et c’est ce que nous devons à nos collègues assassinés.

Comment faire ?

Premièrement, en rappelant inlassablement la vérité de ce que s’est passé, en
toute sincérité, sans euphémismes ni circonvolutions : en posant les mots justes sur les réalités.

Samuel est mort des suites d’une campagne de diffamation orchestrée pour le déshonorer et l’anéantir.
Il fut la victime d’accusations mensongères en racisme et et « islamophobie », ce mot qui lui a placé une cible dans le dos et en a fait une proie.
Une proie traquée par la meute numérique excitée par l’odeur du sang, qui a lancé le lynchage et la chasse à l’homme.

Mickaelle Paty évoque souvent l’abandon dont son frère a été la victime. Son frère près de qui,le 16 octobre 2020, la police retrouvait un sac. Un sac comme tout enseignant en possède un.
Un sac dans lequel, entre les copies et une trousse, Samuel s’était résolu à placer un marteau.
N’oublions jamais quelle solitude notre collègue a ressentie pour en arriver là.

Si nous voulons que nos hommages aient un sens, c’est également l’indifférence qu’il nous faut combattre.

Celle qui nous heurte et nous blesse presqu’autant que les coups, nous enseignants laïques. Celle qui nous fait bouillir de colère ou nous navrer de dépit.
Cette indifférence protéiforme qui se manifeste de façon encore plus saillante chaque mois d’octobre et fait bel et bien de ce mois celui de la noirceur.

Elle se présente, au choix, par des haussements d’épaules ou de sourcils. Des remarques dontles auteurs ne soupçonnent pas, en tout cas, on l’espère, la violence : « Il faut passer à autre chose ». « Ah, encore cette histoire ». « Tu sais, je suis déjà en retard, je ne peux pas me permettre de faire l’hommage »
« Je n’ai pas fait la minute de silence. De toute façon, mes élèves étaient en contrôle, ils se taisaient déjà, c’est l’essentiel non ? »

On connait aussi toutes ces phrases dites avec un semblant de gravité et de profondeur, jusqu’à ce que soit prononcé ce mot devenu insupportable : ce maudit, ce sale, ce monstrueux « mais ».

Ce « mais », qui est la justification de tout, qui se veut engager la discussion et la nuance mais n’est que défaite de la pensée.

Ce « mais » sur lequel prospèrent tant de renoncements et de lâchetés.

Ce « mais » qui avait sonné tant de fois comme un crachat balancé aux visages des victimes de de Mohamed Merah, de Charlie Hebdo, de l’Hyper Casher, et la liste est encore longue.

Ce « mais » qui enrobe de considérations intellectuelles fumeuses un aveuglement qui n’a d’égal que la bassesse et la couardise de ceux qui les déclament, du haut parfois de leur chaire du collège de France.

La civilisation, loin des fioritures et des élucubrations conceptuelles, s’incarne parfois dans la simplicité. Celle des mots de Mickaelle Paty : « en France, après décapitation, on ne met pas un « mais ». On met un point. »

On sait bien malheureusement que, dans la salle des professeurs non plus, lorsque les menaces se sont précisées, l’unanimité ne s’est pas faite autour de Samuel.

Car le corps enseignant, à l’image de la société, est travaillé par des passions tristes, relayées par des agents identitaires, au premier rang desquels les islamistes, qui ont fait de l’école laïque leur cible privilégiée.
Ces derniers ont trouvé chez certains professeurs des alliés inespérés, idiots utiles ou idéologues
convaincus.

Et c’est pour lutter contre cette gangrène des esprits que Vigilance Collèges-Lycées a vu le jour.


C’est aussi pour donner du courage à ces collègues, encore nombreux mais souvent isolés, de prendre la parole, de résister aux anathèmes, aux menaces, aux pressions.

C’est enfin pour combattre la passivité, la barbarie du laissez-faire qui est le marchepied rêvé des totalitarismes passés et présents. Et l’islamisme, en tant qu’ennemi de la liberté, qui menace et annihile ceux qui le gênent, ceux qui apprennent à penser comme nos collègues assassinés,en est bel et bien un.

Charb, dont l’utilisation des dessins par Samuel a servi de justification au massacre de ce dernier, déclarait avoir « moins peur des intégristes religieux que des laïques qui se taisent ».

C’est à nous de continuer à parler, crier, hurler notre amour de la laïcité, et notre attachement à la République et à la démocratie. La honte et la peur doivent changer de camp.

Samuel, lui, affirmait vouloir que sa vie et sa mort servent à quelque chose.
Il nous revient à nous tous, de faire que ce soit bien le cas. Son destin, comme celui de Dominique Bernard, nous oblige.

Les convictions qui les ont animés toute leur vie doivent irriguer sans cesse nos pensées, nos actes, nos propos. Nous voilà les héritiers et les dépositaires de leur mémoire : nous ne l’honorerons qu’en agissant et pensant à leur image, en nous comportant comme ils souhaitaient que leurs élèves se comportent à l’avenir : c’est-à-dire en femmes et en hommes libres, dignes et droits.


La promenade Samuel Paty à Rennes.