{{Par Bertrand Lebeau}} {« Ma mission consiste en substance à être envoyé dans mon pays natal avec un autre membre de l’armée tchécoslovaque, afin de commettre un acte de sabotage ou de terrorisme (…) ».} Ce texte est un extrait du document que signèrent le 1° décembre 1941 un jeune tchèque Gabcik et un jeune slovaque Kubis qui s’apprêtaient à quitter Londres pour être parachutés sur leur pays occupé d’une main de fer par l’Allemagne nazie. Mais quelle est leur mission et quel est cet « acte de sabotage ou de terrorisme » qu’ils doivent accomplir ? Assassiner Reinhard Heydrich, chef des services secrets de la SS, protecteur de la Bohème Moravie et bras droit de Heinrich Himmler et qui portait divers surnoms mérités comme « le bourreau de Prague », « la bête blonde » ou « l’homme le plus dangereux du III° Reich ». Le 27 mai 1942, cette mission va miraculeusement réussir (la mitraillette de Gabcik s’enraye alors qu’il tient Heydrich en joue) mais va être suivie par une terrible répression qui culminera avec la destruction du petit village de Lidice et la mise à mort de tous ses habitants. A l’époque on disait en Allemagne : Himmlers Hirn heisst Heydrich, le cerveau de Himmler s’appelle Heydrich. D’où le titre du très beau livre de Laurent Binet, « HHhH » (1) qui raconte ce que l’auteur considère comme « un des plus grands actes de résistance de l’histoire humaine, et sans conteste du plus haut fait de résistance de la Seconde Guerre mondiale ».Heydrich, dont on apprendra après la guerre qu’il était le planificateur en chef de la solution finale, était si sûr d’avoir écrasé toute résistance en Bohème Moravie, intégrée au Reich allemand (tandis que la Slovaquie existait comme Etat croupion) qu’il circulait en Mercedes décapotable dans les rues de Prague, accompagné de son seul chauffeur. Je laisse le lecteur découvrir combien ce livre qui porte pourtant le titre de « roman » n’en est un que de manière très ambiguë. Laurent Binet, en effet, se reconnaît dans une tradition qui n’aime pas le roman (« Quoi de plus vulgaire (…) qu’un personnage inventé ? ») et il n’accepte d’inventer une scène ou un monologue intérieur que lorsqu’il n’a pas d’autre choix. Tous les personnages, qu’il en parle longuement ou qu’il ne fasse que les évoquer, ont existé et son « roman » est construit comme une enquête qui le fait pénétrer de plus en plus profondément dans la réalité de cette époque. D’où des retours en arrière quand de nouvelles sources lui font comprendre qu’il s’est trompé ou encore des moments de sa vie où il est tellement obsédé par cette histoire qu’il s’attache à des détails insignifiants (la Mercedes de Heydrich est-elle noire ou vert foncé ?) au point que ses amis pensent qu’il perd la raison. Au final, un livre réussi, attachant, parfois très drôle comme peut l’être la vie y compris au milieu d’une tragédie. Mais on se doute bien que si je parle de ce livre c’est qu’il a quelque chose à voir avec notre combat contre le terrorisme. Je l’indique dés le début en citant le seul passage du livre où le mot « terrorisme » est écrit mais pour désigner, paradoxalement, un acte héroïque. Ill me faut néanmoins ajouter un dernier élément avant de faire quelques commentaires. La scène se passe le jour de l’attentat, tandis que les deux résistants attendent fébrilement Heydrich : « Soudain la Mercedes surgit. Comme prévu, elle freine. Mais comme redouté, elle va croiser le tramway rempli de civils au plus mauvais moment : à l’instant exact où elle se portera à la hauteur de Gabcik. Tant pis. Le risque d’exposer des civils a été évalué et il a été décidé de le prendre. Gabcik et Kubis sont des Justes moins scrupuleux que ceux de Camus, mais c’est parce que leur existence s’inscrit au-delà ou en deçà de simples caractères noirs formant des lignes sur le papier. » Et j’en viens au fait : ces deux hommes sont-ils des terroristes ? Après tout, la question se pose puisque eux-mêmes parlent d’un « acte de sabotage ou de terrorisme » et qu’ils sont prêts, certes la mort dans l’âme, à sacrifier des civils innocents pour abattre le monstre. Autrement dit, le célèbre argument qui vise le plus souvent à justifier l’injustifiable : « le terroriste de l’un est le résistant de l’autre », cet argument est-il recevable ?. Pour répondre à cette question, il suffit d’imaginer ce qu’aurait pu devenir celui qui était l’étoile montante du Reich de mille ans et, dès cette époque, un des personnages les plus puissants et les plus impitoyables du gang de psychopathes qui dirigeait alors l’Allemagne et dominait presque toute l’Europe. Gabcik et Kubis étaient, sans nul doute, des résistants, des hommes nobles et courageux et qui ont donné leur vie pour remplir leur mission. . Autre manière de dire qu’il existe bien des critères absolus et non relatifs pour déterminer ce qu’est un crime et un criminel. Comme on le sait la justice internationale est née après la seconde guerre mondiale. Commençons par le plus embarrassant : la présence des soviétiques parmi les organisateurs des procès de Nuremberg parce qu’elle donne prise à l’accusation selon laquelle le tribunal qui juge les dignitaires nazis est seulement celui des vainqueurs, nullement celui du Droit. De plus le caractère rétroactif des définitions de crime de guerre et de crime contre l’humanité constitue une faiblesse vis-à-vis des fondements du droit. On doit néanmoins affirmer que, malgré cette faiblesse et malgré la présence parmi les juges d’un régime totalitaire, c’est bien la justice qui s’est exprimée à l’occasion de ces procès. Mais force est de constater que, dès l’origine, l’idée même d’une justice universelle a été contestée d’abord comme étant celle des vainqueurs puis bientôt comme étant celle des seuls Occidentaux. Soixante cinq ans après, et malgré l’existence d’un corpus de la justice internationale et d’institutions qui la représentent, à commencer par la Cour Pénale Internationale, nous avons collectivement reculé. Des hommes et des femmes qui se font sauter au milieu de civils innocents sont considérés par de larges secteurs de l’opinion, en particulier dans le monde arabo-musulman, comme des résistants et des martyrs. Jamais depuis la seconde guerre, l’argument de la réversibilité et du relativisme (ton terroriste est mon résistant) n’a eu tant d’influence sur les esprits. Au point que l’ONU se trouve incapable de produire une définition du terrorisme. Toute définition rationnelle et consensuelle du terrorisme doit s’arrêter non pas seulement à la question des fins mais aussi à celle des moyens. C’est d’ailleurs notre devise camusienne : « Quelle que soit la cause que l’on défend, elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d’une foule innocente. » Bref, il faut soutenir que nous nous battons au nom de valeurs universelles. Mais nous devons pleinement avoir conscience que nos ennemis, nombreux, puissants, ne cessent de relativiser de tels universaux. Que fait Béchir, le président du Soudan, lorsqu’il est inculpé par la CPI de génocide ? Il crie au complot impérialiste et néo-colonial, complot dont la CPI ne serait que l’obéissant instrument. On pourrait multiplier les exemples. C’est peut-être une grande faute, mais parce qu’il avait une conscience aiguë des rapports de force démographiques, économiques, militaires, religieux et ultimement politiques, Samuel Huntington, l’auteur injustement décrié du « Choc des civilisations » (2), avait fait le sacrifice de renoncer aux valeurs universelles et plaidait pour une posture modeste et toute relative de l’Occident et de ses valeurs. Il avait trop conscience de tout ce que l’Occident avait à se faire pardonner, trop conscience du « Sanglot de l’homme blanc » (3) . Je ne dis pas que nous devons le suivre dans cette voie. Mais nous ne devons jamais perdre de vue qu’une bataille se livre actuellement au noms de visions du monde fondamentalement antagoniques. Ne renonçons pas aux valeurs universelles de vérité et de justice mais n’oublions pas que nous ne sommes pas si nombreux à les défendre. Nous n’avons malheureusement droit ni à la naïveté ni à l’angélisme. (1) Laurent Binet, « HHhH », 441p, Grasset, 2009.(2) Samuel P. Huntington, « Le choc des civilisations », 402 p., Odile Jacob, 1997 pour la traduction française. (3) Pascal Bruckner, « Le sanglot de l’homme blanc, Tiers Monde, culpabilité, haine de soi », 310 p, Le Seuil, 1983