Tribune libre : LES MESSAGÈRES DE L´ENFER (II)

A la veille du procès intenté par Nicole Guiraud contre FR 3, nous publions en tribune libre la deuxième et dernière partie de l’article que l’universitaire Gérard Lehmannn consacre aux Porteuses de feu. Nul doute qu’il nourrira la réflexion et le débat. Le terrorisme n’était pas plus respectable manié par le FLN que par l’OAS. Le terrorisme de celle-ci, les exactions commises par l’armée française, ne justifiaient en rien des crimes comme l’attentat du Milk Bar.Eclairés par le travail du cinéaste algérien Jean-Pierre Lledo, il nous faut apprendre à rejeter les tabous de l’histoire officielle et de l’idéologie. L’analyse rigoureuse de Gérard Lehmann nous y aide grandement._________________________________________________________ {{-{ Si ce n´est toi, c´est donc ton frère. Je n´en ai point. – C´est donc quelqu´un des tiens}. La Fontaine, {Le loup et l´agneau} }} Le discours développé dans Les porteuses de feu définit l´ennemi comme constitué par l´armée française et les extrémistes. Or si nous avons vu que le raisonnement d´un Sartre ou d´un Fanon recèle une logique rigoureuse, comment une Zorah Drif glisse-t-elle de la désignation d´un ennemi bien défini, militaires de l´armée française ou extrémistes civils à celle d´une population civile de familles, de femmes et d´enfants attablés à une terrasse de café, rejoignant de fait le raisonnement d´un Sartre ou d´un Fanon? Il s´agit tout simplement pour elle de raisonner au niveau d´une abstraction mentale et d´agir au niveau du corps physique.Il suffit d´écouter Zorah Drif, parlant de représailles, de légitime défense dans Les porteuses de feu: Alger était tellement gai! Eh bien ça suffit. Il fallait que cette guerre soit une réalité pour tout le monde. Fort bien. Mais tout le monde, c´est qui ?Science et Vie consacre (01.10.2004, no. 19) un numéro spécial à la guerre d´Algérie, dans lequel on trouve l´interview de Zohra Drif : J´ai posé des bombes dans les cafés pieds-noirs. Il est intéressant d´en retenir l´extrait suivant car il illustre parfaitement le glissement rhétorique qui aboutit à la justification du meurtre de l´innocent, dans la même perspective que celle développée dans le documentaire: Un jour, nous avons lu qu´il y avait un film sur la résistance française, alors nous avons été dans un cinéma du centre. Quelle imprudence! Au retour, nous avons descendu la rue d´Isly. On n´imagine pas combien Alger était gai à l´époque. C´était l´été, les filles étaient bronzées, les terrasses des cafés bondées, il y avait des bals partout. Mais quand nous sommes arrivées [la narratrice accompagnée de Djamila Bouhired] à l´entrée de la Casbah, c´était un silence de deuil. Peu de temps avant, une bombe avait sauté en pleine nuit rue de Thèbes. Un carnage. Quand nous sommes arrivées dans notre planque, Djamila s´est mise à pleurer de rage en disant: “Les salauds, les pourris, même si c´est la guerre, ils vivent”. C´est sans doute à cause de cette rage, de l´audace de la jeunesse, de ma conviction absolue qu´il fallait le faire que j´ai posé les premières bombes dans les cafés chic de la jeunesse pied-noire. Nous n´avions pas le choix. Pour nous, les véritables adversaires, c´étaient les pieds-noirs pour lesquels on nous bombardait, on nous tuait, on nous torturait. Tout d´abord, la justification de la tueuse bien formulée part de la résistance française, donnée comme modèle. Ensuite elle évoque l´attentat de la rue de Thèbes donnée comme justification des représailles, cet attentat étant donc à interpréter comme la provocation justifiant les représailles et la bombe comme une nécessité: on n´avait pas le choix. Il est évident que l´allusion à la résistance française, encore une fois injurieuse, est un faux alibi: les résistants français n´ont jamais posé de bombes pour tuer délibérément des civils innocents, quelle que fût leur nationalité (contrairement aux bombardements alliés de la Seconde guerre mondiale ou à ceux de l´Allemagne hitlérienne sur l´Angleterre, ou aux crimes commis par l´Armée Rouge en Allemagne). L´évocation de la bombe de la rue de Thèbes fait croire que le terrorisme urbain du FLN est une réponse à un attentat contre-terroriste, ce qui est un mensonge, puisque les attentats terroristes du FLN ont commencé bien avant. Mais incontestablement le plus révélateur, dans cet extrait de l´interview, c´est la logique du raisonnement: la bombe est destinée non pas à l´armée française ou à des extrémistes, non: à des pieds-noirs, à la race pied-noire au fond. La sale race. On a évidemment la tentation de définir ces femmes comme des monstres. Or ne l´oublions jamais, elles ne sont pas des monstres vomis par une catastrophe naturelle ou créées par un savant fou dans son laboratoire, elles sont des êtres humains, horriblement. Albert Camus, évoquant cette tentation de la vengeance, écrivait dans Le premier homme: Un homme, ça s´empêche. Faouzia Fekiri expose ce dévoilement avec complaisance, sans distanciation, sans le moindre regard critique, le conforte, le justifie, l´illustre, en fait un tout cohérent, pédagogique, en un mot acceptable. Oui, avouons-le, les terroristes du FLN, hommes ou femmes, sont en bonne compagnie : les tricoteurs de la dialectique, suivant le mot de Camus, viennent leur apporter une caution. Albert Camus, dans ses Carnets, en parle comme des ténébrions: amis des ténèbres intellectuelles. {{L´oral de repêchage}} Or que découvre-t-on dans la présentation de l´émission du 15 mars? (La télévision doit-elle réveiller les blessures de l´histoire?). Des mots: ce document: “Les Porteuses de feu” donnait la parole à des femmes algériennes qui s´étaient engagées dans la guérilla urbaine menée par le FLN contre la colonisation française: mais rien dans cette phrase n´indique l´objet réel du documentaire, la glorification du terrorisme touchant d´innocents civils sous le terme abstrait de colonisation.S´il faut bien considérer que ce qui est au centre du film est ce terrorisme ciblant prioritairement des civils innocents pour leur appartenance à une communauté ethnique résumée du mot d´Européen ou de pied-noir, ou encore de colon, et que ce terrorisme vise à un nettoyage ethnique dont l´histoire montre qu´il fut parfaitement réalisé, la véritable dimension du terrorisme FLN qui s´est déployé pendant les années de guerre et après juillet 1962 a été occultée. Car, le terrorisme, principe de la violence fondatrice et purificatrice défendue par Sartre ou Fanon, la fameuse violence progressive de Merleau-Ponty, matrice de l´homme nouveau ou de l´homme total de Fanon, inhérent aux idéologies totalitaires du XXe siècle, a fait six fois plus de victimes musulmanes, hommes, femmes et enfants que parmi les pieds-noirs, et nous ne prenons même pas en compte l´après-indépendance et ses massacres. Ce terrorisme-là, complémentaire du premier visait à placer sous sa domination la population musulmane. Je me contenterai de préciser ici, que pour la seule France métropolitaine, le nombre des victimes musulmanes du terrorisme se monte à quatre mille morts et six mille blessés. Chiffres jamais contestés.À Frantz Fanon qui écrit dans sa Sociologie de la révolution : Pour l´Europe, pour nous-mêmes et pour l´humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf, Hannah Arendt répond dans Le système totalitaire:La terreur comme réalisation de la loi du changement dont la fin ultime n´est ni le bien des hommes, ni l´intérêt d´un homme mais la fabrication de l´homme, élimine l´individu au profit de l´espèce, sacrifie les parties au profit du tout.Que Faouzia Fekiri commette un film de propagande et propage sans le savoir la caricature grotesque d´un héroïsme à l´envers, consacré au triomphe du mal est une chose, que l´on comprend parfaitement, puisque l´entreprise s´inscrit dans une politique gouvernementale. C´est une chose. Mais c´en est une toute autre quand une chaine de la télévision publique française s´associe à cette mauvaise action, lui donne le label du médiatiquement correct et du moralement recommandable. Mais, en agressant une mémoire, la manipulation ici affecte également l´écriture historienne du drame algérien.La présentation par France 3 de l´émission du 15 mars 2008 s´intitule La télévision doit-elle réveiller les blessures de l´histoire ? et évoque comme reproche principal le manque de compassion à l´égard des victimes.France 3 a tout faux. D´abord parce que ce que les victimes réclament, ce n´est même pas de la compassion, ce n´est pas un sentiment, c´est tout simplement la reconnaissance qu´elles existent. Or dans ce documentaire elles n´existent pas ! Et il ne s´agit pas de savoir si la télévision doit ou non réveiller les blessures de l´histoire ! Il s´agit de savoir si la télévision, orientée par des idéologies, a pour but d´entretenir les blessures des victimes, de s´associer à ces sadiques du FLN qui exposent, sans pudeur et dans la jubilation, ce qui dans l´humanité est sa partie la plus méprisable.Et enfin, quand Alain Le Garrec, ce médiateur qui se prétend indépendant, parle, à propos de ce terrorisme, de dégâts collatéraux, il fait de cette émission qui se voulait une émission de rattrappage une émission de dérapage. Je ne lui ferai pas l´injure de parler ici de simple inadvertance. Puisque ces femmes veulent se montrer, alors oui, regardons-les bien, et prenons conscience de ce qu´elle représentent : leur poids de sang et de misère, la déraison et la dérision. Regardons-les comme des exemplaires de ce que jamais nous ne voudrons être, gardons-les bien campées sur la scène de l´horreur faite histoire. Nous ne détournons pas le regard, nous les voyons pour ce qu´elles sont, nous ne leur offrons pas le refuge trop commode de l´inhumanité. Comme Albert Camus le faisait pour le Nazi dans ses Lettres à un ami allemand, nous leur garderons le nom d´être humain, nous ne leur ferons pas l´honneur de les traiter de monstres, nous les déclarons médiocres. Et cette leçon, il faudra bien que quelques uns de ces beaux esprits de France Télévision, de ceux qui décident du politiquement correct et du moralement souhaitable, l´apprennent à leur tour, et, s´ils n´ont pas l´intelligence du coeur, qu´ils l´apprennent d´une manière rude. Garder ici le silence, ne pas demander de comptes aux ténébrions serait nous rendre complices d´une mauvaise action. Et quand nous aurons vu ce qu´il y avait à voir, et quand nous aurons dit ce qu´il y avait à dire, encore faudra-t-il songer au plus important : faire exister l´innocence, rendre leur visage et leur voix aux victimes, les rendre fortes de notre amitié. Être là. Le onzième commandement. Gérard Lehmann Lundeborg, Danemark 15 juin 2009