{{Un article de Jean-Claude Buhrer}} Le 7 avril 2004, le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, avait tiré la sonnette d’alarme lors du 10ème anniversaire du génocide de 1994 au Rwanda. Reconnaissant un peu tard « l’échec collectif » de la communauté internationale dans ce drame, il avait saisi l’occasion pour lancer devant la Commission des droits de l’homme à Genève un plan d’action pour « la prévention du génocide ». Dans la foulée, il avait exprimé sa vive inquiétude devant « les violations massives » des droits de l’homme et la crise humanitaire en train de se produire au Darfour. « N’attendez pas pour agir que le pire soit arrivé ou devienne inévitable », et de mettre l’assistance devant ses responsabilités : « Nous devons tout faire pour prévenir les génocides. Ce n’est qu’alors que nous pourrons honorer dignement la mémoire des victimes d’hier. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons sauver ceux qui risquent d’être victimes demain. » A l’époque, l’ONU évaluait à 30.000 le nombre de personnes tuées au Darfour et recensait un peu plus d’un million de personnes déplacées, dont 200.000 au Tchad. Aujourd’hui, deux ans et demi plus tard, le nombre de morts s’élève à près de 300.000, soit dix fois plus, et celui des déplacés – à deux millions et demi. Comme si le précédent du génocide au Rwanda n’avait servi à rien. Comme si les multiples mises en garde des plus hauts responsables de l’ONU, à commencer par les appels réitérés et désespérés de Kofi Annan, étaient tombés dans l’oreille d’un sourd. La majorité des Etats n’a rien voulu et ne veut rien entendre. Pourtant, une année après le début des combats entre les rebelles et les forces gouvernementales appuyées par les milices arabes, le coordinateur des activités de l’ONU au Soudan décrivait en mars 2004 le conflit du Darfour comme « la plus grande catastrophe humanitaire mondiale ». Juste pour rappel, au passage : en mars 1994, qualifiant la situation « d’explosive » au Rwanda, un rapporteur de l’ONU avait exhorté la communauté internationale à « agir avant qu’il ne soit trop tard. » Un mois plus tard, les massacres commençaient, alors que le régime hutu avait pris soin de se faire élire simultanément à la Commission des droits de l’homme et au Conseil de sécurité, afin de préparer ses sinistres desseins. De même, en avril 2004, le Soudan, qui siégeait à la même Commission des droits de l’homme, avait lui aussi réussi, avec l’appui d’autres pays liberticides, à faire capoter une résolution qui dénonçait le ‘nettoyage ethnique’ en cours au Darfour. Un mois plus tard, il parvenait également à se faire réélire à la Commission des droits de l’homme, malgré la vive opposition des Etats-Unis et alors qu’une mission de l’ONU dépêchée sur place venait de confirmer les témoignages des réfugiés au Tchad et évoquait des « crimes contre l’humanité. » Après avoir pris lui-même la mesure des atrocités commises au Darfour au cours d’un voyage d’information dans la région, en juillet 2004, Kofi Annan tapait du poing sur la table en septembre, en appelant le Conseil de sécurité à agir immédiatement pour éviter l’aggravation de la crise humanitaire. C’était la première fois que le Conseil de sécurité était saisi au terme de l’article 8 de la Convention sur la prévention du crime de génocide, suite à un projet de résolution américain, torpillé par les efforts conjugués des principaux alliés de Khartoum – la Chine, la Russie, le Pakistan et l’Algérie se trouvant en première ligne. De la sorte, l’ONU n’a pu qu’assister impassible aux massacres à grande échelle – selon Kofi Annan, commis au Darfour. Malgré les appels renouvelés du secrétaire général et de la haut commissaire aux droits de l’homme, Louise Arbour, le nouveau Conseil des droits de l’homme, qui a succédé en juin à la défunte Commission complètement discréditée, s’est montré aussi insensible au drame du Darfour qu’à d’autres atteintes flagrantes aux droits de l’homme à travers le monde. Alors que son président mexicain, Luis de Alba, avait préparé une déclaration équilibrée évoquant cinq sujets d’actualité, à commencer par le Darfour, les pays arabes et islamiques ont battu le rappel de leur alliés pour faire échouer le consensus et faire adopter deux résolutions sur les deux seules questions qui les intéressent, la Palestine et la diffamation des religions. Deux réunions extraordinaires ont été tenues jusqu’ici, l’une sur la Palestine et l’autre sur le Liban. Interrogé au cours d’une conférence de presse sur les silences du Conseil à propos notamment du Darfour, où sont dénombrés 10.000 morts par mois, le président mexicain nous a répondu que la convocation d’une session spéciale doit être demandée par le tiers des 47 membres du Conseil, et que cette question ne dépend pas de lui. Dans son message à la deuxième session du nouveau Conseil des droits de l’homme fin septembre, Kofi Annan avait invité les pays membres à faire preuve de la même vigilance que pour le Proche-Orient à l’égard de violations et d’abus où qu’ils se produisent, en particulier au Darfour « où la situation menace de s’aggraver à brève échéance. » De son côté, Louise Arbour avait exprimé sa vive préoccupation devant les déplacements forcés des populations civiles du Darfour et les violations des droits de l’homme commises à grande échelle par les forces du gouvernement soudanais et des groupes armés. Pour les responsables de l’ONU, le diagnostic est des plus clairs. On ne peut pas en dire autant des Etats qui la composent, prisonniers de l’indignation sélective et paralysés par leurs sordides marchandages. Le débat du 27 septembre sur l’examen d’un rapport sur le Soudan en a fourni l’affligeante illustration. L’auteur de ce texte, l’Afghane Sima Samar, n’a pu que déplorer que la situation au Darfour se dégrade sans cesse. « Aucune mesure efficace n’a été prise pour désarmer les milices soutenues par le gouvernement, constate-t-elle. La culture d’impunité persiste, aucun des graves crimes commis au cours du conflit n’a fait l’objet d’une enquête sérieuse, et leurs auteurs n’ont pas été traduits en justice. » Au secours du gouvernement de Khartoum se sont immédiatement portés des pays comme l’Algérie, Bahreïn, le Bangladesh, l’Azerbaïdjan, Cuba, la Chine ou encore le Bélarus, qui se trouvait d’ailleurs lui-même sur la sellette. Le Conseil s’est finalement séparé sans prendre la moindre décision, reportant à plus tard l’adoption d’éventuelles résolutions sur le Soudan et d’autres atteintes manifestes aux droits de l’homme. Dans son dernier rapport sur la situation au Darfour, publié au lendemain de cette nouvelle réunion manquée, Kofi Annan affirme que « l’insécurité n’a jamais été aussi grande dans cette région », mettant une nouvelle fois en garde contre « une nouvelle dégradation dans les prochains mois si rien n’est fait pour protéger les civils des attaques et mettre un terme au conflit de manière pacifique. » Nous voilà prévenus. Jean-Claude BuhrerAncien correspondant du « Monde » auprès des Nations unies à GenèveAuteur de « L’ONU contre les droits de l’homme ? » 1001 Nuits