Les intellectuels français sauront-ils se dresser, le mouvement associatif français saura-t-il se mobiliser inconditionnellement contre la terrible inhumanité des attentats de Londres ? Sauront-ils ne pas assortir leurs condamnations d’assassines considérations sur la responsabilité de Bush et Blair ? Sauront-ils enfin reconnaître les priorités de notre temps, celui de l’après-11 septembre ? Le terrorisme constitue une guerre idéologique. La violence des faits, l’anonymat des victimes auxquelles chacun peut s’identifier, la menace qui pèse en permanence produisent un effet de sidération qui paralyse la pensée. C’est l’effet recherché par les terroristes : ils ne s’expliquent pas, ils menacent, insultent parlent de vengeance de l’humiliation, évoquent un principe transcendant au nom duquel ils agissent mais sans jamais élaborer une critique ou annoncer un programme politique. Pareils à la gorgone ils renvoient à chacun l’image de sa propre mort et de sa propre faiblesse, dissimulant leur vraie nature. L’évocation d’une faute, et le massacre aux apparences d’apocalypse amène chacun à rechercher dans son fonctionnement politique national ce qui pourrait justifier un tel drame. Les réactions morcelées qui accréditent la thèse de punitions occultent le véritable phénomène du terrorisme islamiste, son caractère beaucoup plus politique que religieux, son invraissemblable pauvreté théorique et ses méthodes atrocement répétitives. C’est ce piège qu’il faut savoir éviter en sachant reconnaître toujours dans ces actes des massacres injustifiables. Le fait que, deux jours après les monstrueux attentats de Londres, la seule manifestation parisienne ait été consacrée à la venue annoncée d’ Ariel Sharon montre que c’est encore loin d’être le cas, tout comme la polémique qui agite les intellectuels français depuis la condamnation pour diffamation raciale, trois ans après les faits, des auteurs de l’article “Israël-Palestine, le cancer.” Il est particulièrement intéressant de revenir sur ce texte car il postulait que ledit “cancer” développait des “métastases” menant à des “catastrophes planétaires” au nombre desquelles, sans nul doute, le terrorisme international. La notoriété des signataires du texte de soutien aux “victimes” d’une sanction perçue comme injuste ne dispense pas de l’examen critique de l’article publié par le Monde en juin 2002 et appelle une réflexion plus générale. Edgar Morin, offusqué, rappelle qu’il est d’origine juive (comme si l’origine émancipait de la responsabilité) et qu’il a toujours combattu les discriminations, se refusant à employer le mot “boches”. C’est tout à son honneur mais force est de constater qu’il n’a pas poursuivi dans cette voie. Car en écrivant : “Les juifs qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, méprisent, persécutent les Palestiniens. Les juifs qui furent victimes d’un ordre impitoyable imposent leur ordre impitoyable aux Palestiniens. Les juifs victimes de l’inhumanité montrent une terrible inhumanité…” les auteurs de l’article, Edgar Morin, Danielle Sallenave et Sami Naïr ont bien fait preuve de discrimination, tout comme s’ils avaient stigmatisé ‘les Arabes” ou “les Noirs”. Morin se justifie aujourd’hui en ces termes : “C’est clairement précisé qu’il s’agit des Juifs d’Israël, et non pas des Juifs de la rue des Rosiers ou de Brooklyn, qui persécutent les Palestiniens.” [[Entretien réalisé par Silvia Cattori, http://bellaciao.org]] En réduisant la stigmatisation du groupe collectivement coupable au sous-ensemble “Juifs d’Israël” est-on vraiment dans “l’analyse équitable et complexe, pour la paix et la fraternité entre les protagonistes de la tragédie israélo-palestinienne” que les signataires de l’appel “En témoignage de solidarité avec Edgar Morin” ont cru trouver ? Ou au contraire aux antipodes d’un telle analyse ? En fait l’article de juin 2002 ne faisait que reprendre la formule en vogue du “peuple persécuté devenu persécuteur”. La validation de la formule exige deux conditions : D’une part il faut grossir les méfaits israéliens jusqu’à atteindre une sorte de double de la Shoah, d’où le mythe du “génocide” palestinien. D’autre part il faut occulter toute souffrance juive ou israélienne présente. La souffrance juive doit être phénomène du passé dont l’héritière exclusive est la souffrance palestinienne. Paradoxalement la formule du peuple-persécuté-devenu-persécuteur est couplée avec la négation de l’existence d’un peuple juif. “Il n’y a pas de peuple juif, c’est un mythe” affirmait à peu près à la même époque un professeur de sociologie dans un cours consacré au racisme, ajoutant aussitôt après le couplet persécuté/persécuteur. Il y avait, pour l’étudiant recevant ce discours l’intolérable contradiction : “vous n’êtes pas / vous êtes persécuteur”. Non qu’il soit illégitime de questionner l’identité juive, au même titre que n’importe quelle autre. Mais il est frappant de voir à quel point, tout occupés à s’attaquer aux mythes fondateurs du sionisme, nos penseurs ont oublié de s’interroger sur les mythes fondateurs du palestinisme. C’est ainsi que l’article du 3 juin 2002 opposait le droit, évident, “des Palestiniens à leur nation” au droit, problématique, “des juifs à une nation”. On comprend que le choix du j minuscule pour parler des Juifs, consacre en fait le non-peuple. La discrimination idéologique est pernicieuse en ce qu’elle fausse l’approche du conflit israélo-palestinien dont la complexité requiert au contraire la plus grande rigueur intellectuelle. Le positionnement face au terrorisme est tout aussi important et révélateur : sans le défendre explicitement l’article expliquait et comprenait le phénomène des attentats suicides, produit quasi automatique de la situation d’humiliation faite au peuple palestinien. On y percevait la préférence de la “bombe humaine” à la “bombe inhumaine”, celle du “terrorisme de clandestins” au “terrorisme d’état”. Il semblerait que cet inouï déchaînement de violence suscite une sorte d’adhésion romantique source de tous les dérapages. Le terrorisme n’est jamais pris pour ce qu’il est, les Palestiniens ne sont jamais montrés comme des victimes de l’islamisme qui les a choisis à leur grand dam comme l’étendard de leur stratégie de massacre. En cela cet article reste emblématique des errements de la mobilisation (bien mal nommée) “pour la paix au Proche-Orient” : en n’exprimant pas clairement la condamnation de l’attentat suicide et de l’attaque délibérée de civils on les a confortés, pour le plus grand malheur de deux peuples et de toute l’humanité. Décrétant l’universalité de la cause palestinienne on a refusé la réprobation de la conscience universelle aux actes les plus monstrueux commis en son nom, encourageant objectivement une politique suicidaire et meurtrière au sens littéral. Aujourd’hui ce sont les civils irakiens qui paient le plus lourd tribut à un mode d’action si bien toléré et le terrorisme islamiste frappe et menace les foules d’Europe. L’avons-nous compris ? Il semble que non. Hier à Madrid on a trouvé dans la politique extérieure d’Aznar la raison des attentats, comme demain à Londres on la trouvera sans doute dans celle de Tony Blair. Le texte de Morin disait vrai en évoquant les humiliations subies par les Palestiniens. Il est humiliant d’attendre des heures à des barrages, de subir des contrôles et des fouilles. Mais ceci est la conséquence du terrorisme qui détruit la confiance et induit la suspicion au quotidien. En Europe nous avons eu un aperçu de ce que cela peut donner de détestable à Paris, après les attentats de 1995 et à Madrid après le 11 mars 2004 : le “délit des faciès” apparaît vite. Les attentats de Londres auront le même effet. Plus grande est la réalité de la menace d’attentats, plus lourdes et prégnantes sont les mesures sécuritaires. Présenter comme cause des attentats une humiliation qui en est la conséquence n’est pas juste. Il faut reconnaître qu’il est également humiliant d’avoir peur de prendre l’autobus et le métro, de faire ses courses ou d’aller au café. La responsabilité morale d’intellectuels comme Morin et ses amis a été grande. L’abondance de bons sentiments à partir de préjugés, jamais mis en doute et s’accommodant d’inexactitudes, déclamés avec passion et essayant par une structure artificielle de se faire passer pour un texte argumenté, appartient à une rhétorique extrêmement dangereuse. Elle cherche à susciter l’indignation et la compassion au lieu de s’en tenir à une humble analyse qui seule pourrait aboutir à des progrès. Conforté par la caution générique du soutien à la cause palestinienne, sur le terrain militant on se montrait plus direct dans la justification des attentats contre les civils : “Ce n’est pas du terrorisme, c’est de la résistance” hurlait-on alors aux militants de droits de l’homme qui avaient l’outrecuidance de rappeler qu’il y avait aussi des victimes israéliennes ! Dans un amphi on applaudissait la jeune femme venue annoncer qu’elle était prête à aller se faire exploser en Israël. On était devenus fous. A l’été 2002, des militants flamands d’extrême-gauche faisaient pourtant preuve de beaucoup plus de clairvoyance et d’honnêteté intellectuelle que nos élites parisiennes. Conscients des dérives, ils énonçaient 10 conseils pour ne pas tomber dans les pièges de l’antisémitisme et de la justification du terrorisme. Le premier était le suivant : “Lorsque vous attaquez la politique de l’Etat israélien, critiquez toujours les fondamentalistes musulmans. Ne cherchez jamais à justifier les attentats-suicides. Le Hamas, le Djihad islamique et le Hezbollah ne sont pas des mouvements de libération nationale mais des fascistes religieux… Toute personne qui ferme les yeux devant les attentats commis contre les civils israéliens; tout individu qui considère que ces attentats sont, d’une façon ou d’une autre, compréhensibles ou justifiés, soutient et renforce la logique antisémite de leurs auteurs. En effet, ceux-ci considèrent que les Juifs d’Israël sont tous coupables, qu’ils soient d’accord ou non avec leur gouvernement, et ce uniquement parce qu’ils sont juifs.” [[Eric Krebbers et Jan Tas – De Fabel van de illegaal N° 52/53 (Traduit par Yves Coleman)]] En juillet 2002 Amnesty International publiait un rapport qualifiant de crimes contre l’humanité les attentats contre les civils israéliens, rappelant ce que Monsieur Morin n’avait pas vu : que des civils, fussent-ils israéliens et fussent-ils même établis dans des territoires occupés restaient des civils ! (Par la suite Human Rights Watch et Médecins du Monde devaient publier des rapports dans le même sens.) Ce premier rapport qui collait si peu à la doxa dérangea ! Aussi fut-il soigneusement occulté. Est-ce une compassion sincère pour le grand malheur des Palestiniens qui a conduit à la faute ? On voudrait le penser. Pourtant l’extrême indifférence pour d’autres souffrances rend cette compassion-même suspecte… Pour l’Afrique, tout juste digne de charité mais pas de mobilisation politique, point de manifestation et point de tribune. La souffrance des Palestiniens et des Israéliens réunis est pourtant encore peu au regard du génocide des Tutsis et de l’épuration ethnique en cours au Darfour. Mais pour qui mesure la douleur et le désespoir à la capacité à se faire exploser, la souffrance de l’Afrique devra attendre. Quand on demandera des comptes à des intellectuels qui se veulent humanistes sur leur abandon des Africains, ils diront peut-être en manière d’excuse “Je défendais les Palestiniens”. Mais ils diront mal. Les amis sincères des Palestiniens savent qu’il est vital pour le mouvement national palestinien de purger ses rangs des courants islamistes, terroristes et antisémites. Non, au bout du compte, ce que l’on retiendra de nos penseurs si sûrs d’avoir eu raison, c’est qu’ils auront fait preuve d’une terrible inhumanité. Paris, le 9 juillet 2005 Huguette Chomski MagnisPrésidente du Mouvement Pour la Paix et Contre le Terrorisme Agrégée de l’Université Lise Haddad Philosophe