02/03/06 dans {{Libération}} rubrique “Rebonds” Daniel Leconte écrit : “En refusant de céder à la peur, l’hebdo satirique a montré l’exemple à tous les médias”.(Daniel Leconte producteur- réalisateur, prix Albert-Londres).Il y a quatorze ans, nous recevions en direct Salman Rushdie. C’était sur Arte et c’était la première fois qu’il s’exprimait depuis que le régime fasciste islamiste iranien avait lancé la fatwa contre lui. Il y a sept ans, nous faisions une autre émission, toujours en direct, sur Arte, pour affirmer, en le prouvant bien sûr, que la plupart des crimes commis en Algérie pendant la guerre civile étaient le fait des islamistes du GIA. Il serait aujourd’hui difficile de refaire ces émissions. En tout cas, de les faire de la même façon. Comme il serait difficile aussi de faire aujourd’hui, dans les mêmes conditions, autrement dit comme Charlie Hebdo le fait, sans transiger sur les valeurs démocratiques, une émission sur les caricatures de Mahomet. On trouverait toujours quelqu’un, forcément bien intentionné, pour venir nous dire qu’il ne faut pas jeter de l’huile sur le feu, chez nous ou là-bas. Devant tant de bon sens politique, comment en effet brandir sans avoir honte le droit à la liberté d’expression ?Eh bien, c’est très simple. Il suffit de mesurer les conséquences de nos petites lâchetés sur les premiers intéressés ; pas français justement, pas danois ni norvégiens mais plutôt libanais, irakiens, algériens, égyptiens ou pakistanais qui, laïques ou démocrates, sont prêts à mourir pour des idées qui font passerelle entre nos deux mondes. Après avoir affirmé que la victoire contre le terrorisme islamiste passe par plus de démocratie, au nom de quelle pensée tordue devrait-on dire maintenant qu’il faut renoncer ici à ce que beaucoup de démocrates et d’intellectuels souhaitent voir se développer là-bas ? Quel abandon de poste aux yeux de ceux, libanais, qui ont payé de leur vie pour avoir dit que «le malheur arabe», c’est avant tout la responsabilité des élites arabes elles-mêmes.Pour résister chez nous à cette tentation munichoise de baisser les yeux après avoir baissé les bras, il suffit de mesurer l’impact de ce discours autocenseur dans nos têtes. Si l’on en croit le journal la Croix, 54 % des Français sont contre la publication des caricatures de Mahomet. 54 %, c’est pour l’essentiel le score de la peur. Si on avait pu faire un sondage sous l’Occupation, nul doute qu’on aurait trouvé 54 % des Français, voire bien plus, pour désavouer les résistants. Au nom de «cessez vos provocations, ça va nous retomber dessus». Les circonstances, certes, sont aujourd’hui très différentes, mais en gros ce sont les mêmes ressorts qui sont à l’oeuvre. Hier, peur des représailles nazies. Aujourd’hui, peur que les «Arabes en colère» viennent semer la terreur comme ils l’ont déjà fait à New York, Madrid ou Londres…Cette victoire de la peur dans l’opinion a une histoire. Après le 11 septembre 2001, nous pouvions soit réaffirmer nos valeurs par un soutien sans ambiguïté à notre allié américain, soit retourner contre la victime, autrement dit les Etats-Unis, dont on n’avait rien à craindre, les critiques qu’on n’avait pas le courage de faire aux tueurs, par peur des représailles. C’était le calcul de Ben Laden. En France, ça a marché !Passé en effet les quelques jours de service minimum dans la compassion, beaucoup de Français, aidés par une classe politique inconsciente ont très vite, «après une génuflexion hâtive, retrouvé leurs veilles antiennes», comme l’écrivait dans le Monde Claude Lanzmann. Dans l’affaire irakienne par exemple, Villepin a organisé l’échec des Etats-Unis devant l’ONU. Au lieu de marquer le désaccord de la France avec Bush et de prendre date, sa tournée dans les pays amis de la France pour isoler l’Amérique devant le Conseil de sécurité laissait entendre que, de victime, les Etats-Unis étaient devenus les fauteurs de troubles, l’ennemi principal. Et pour quel résultat ? Les enlèvements d’otages français en Irak et les manifestations antifrançaises de la rue arabe… bref, le déshonneur et la guerre.Nous payons aujourd’hui en France les fruits de cette inaptitude à identifier le mal. Comme nous payons aussi le prix du travail d’occultation du rôle des islamistes dans le drame algérien. Résultat : aucune pédagogie sur la nocivité de l’islam radical. Ou, plus précisément, ce travail, qui n’aurait dû souffrir aucune discussion comme pour le nazisme ou le fascisme dont relève le totalitarisme islamiste, a suscité en France d’étranges objections et de curieux détracteurs.Ainsi, sur France 5, un spécialiste de l’islam est venu nous dire que, chez nous, on traite mieux le pape que Mahomet. Cette contre-vérité flagrante fait problème quand le problème, justement, c’est de ne pas en rajouter des tonnes sur la victimisation que certains leaders musulmans cultivent sans nuances pour mieux creuser le fossé de civilisation. Elle fait problème quand il est plutôt question de convaincre l’islam de couper les liens avec l’islamisme radical pour se transformer en islam paisible. Quand il s’agit, ni plus ni moins, de lui rappeler les lois de la république et de l’amener à respecter les règles du jeu que les autres religions respectent depuis des lustres.Comment s’étonner dans ces conditions si, aujourd’hui, certaines organisations musulmanes peuvent essayer de faire croire qu’elles défendent l’islam quand, dans l’affaire des caricatures, elles ne font en fait que défendre, au sein de l’islam, les intégristes qui tentent de prendre en otage l’ensemble du monde musulman? Comment s’étonner si ces mêmes organisations tentent, à travers cette affaire, de défier les sociétés laïques et, par le chantage à la peur, de prendre leur revanche après leur défaite du voile ?Ne parlons pas de Chirac. C’est malheureusement devenu une quasi-habitude chez lui de parler quand il faut se taire et de se taire quand il faut parler. Où est la gauche de la défense des libertés fondamentales ? On ne l’a pas beaucoup entendu soutenir Charlie Hebdo. Comment peut-elle prétendre gouverner la France sans prononcer des paroles fortes sur une question aussi décisive ?Quant à l’extrême gauche, ses silences dans cette affaire en disent long sur sa stratégie. Après avoir invité Tariq Ramadan au Forum social de Saint-Denis, après avoir hébergé des attitudes antisémites dans les manifestations contre l’intervention américaine en Irak, elle ne veut sans doute pas sacrifier ses intérêts de boutique électoraux contre un soutien à Charlie. Bourdieu, réveille-toi ! Où est le temps où, pour accueillir Rushdie sur le plateau d’Arte, tu te trouvais en compagnie de Derrida, Susan Sontag ou Toni Morrison ?Alors, oui, merci, Charlie. Face à ces renoncements en cascade, merci de ne céder ni à la peur, ni à la confusion, ni au repli. Merci de témoigner que la France n’est pas seulement cet assemblage de volontés molles. C’est aussi cet esprit des Lumières que vous incarnez. Merci, Charlie, de défendre en ces temps troubles l’honneur du journalisme. Et, puisque la grandeur de ce métier est de porter la plume dans la plaie, j’émets le voeu que les confrères fassent de vous les lauréats du prix Albert-Londres. © Libération